Musiciens de jazz et migrants mineurs réunis pour un concert

Immersion pendant la première répétition d’un concert unique, mêlant musiciens de Jazz à Tours et mineurs migrants accueillis à Amboise. À la baguette, le compositeur Jonas Muel.

Alya, le “ rigolo ” (à droite) et Ibrahima, le “ grand ” passent le message : « Nous sommes tous les mêmes ».
Alya, le “ rigolo ” (à droite) et Ibrahima, le “ grand ” passent le message : « Nous sommes tous les mêmes ».

Au milieu des vignes, le silence se rompt. La modeste mairie de Cangey laisse s’échapper des fragments de jazz et des voix graves. Dans le fond de la salle des fêtes attenante, un groupe de musiciens répète.

« Tu es pressée ? On va faire le filage du spectacle », m’indique le décontracté Jonas Muel, compositeur et saxophoniste du groupe Ultra Light Blazer. Installé dans cette commune près d’Amboise, c’est lui qui a eu l’idée du projet : faire slamer des jeunes migrants isolés sur une musique interprétée par les étudiants de Jazz à Tours. « Je connais Cécile Labaronne, présidente de l’association AMMI-Val d’Amboise créée en mars. Elle hébergeait à un moment trois jeunes isolés, moi je me suis dit que je pouvais aider à ma façon en faisant ça et que ça servait à tout le monde », décrit celui qui mêle déjà au sein de son groupe le hip hop et le jazz.

C’est dans la salle municipale de Cangey que sera donné ce mercredi soir le premier concert de restitution.
C’est dans la salle municipale de Cangey que sera donné ce mercredi soir le premier concert de restitution.

Au micro, Alya et Ibrahima répètent le refrain : « nous sommes tous les mêmes ». Les jeunes hommes en survêt et baskets scandent avec conviction ce message qu’ils ont écrit contre le racisme. Un peu crispés au départ, ils se détendent au fil des solos de batterie ou de trombone.
Plus habitués à écouter les rappeurs Kaaris ou Nicki Minaj que la chanteuse Etta James, ils découvrent avec plaisir l’univers du jazz. Découvrir des choses. Ils n’arrêtent pas depuis qu’ils sont ici. Thierno, Alya, Ibrahima et Dizzoum, les quatre mineurs d’Afrique de l’Ouest qui participent à ce projet, sont arrivés il y a quelques mois en France. Chacun avec comme bagages un parcours chaotique, une histoire plus ou moins douloureuse et une réelle motivation pour s’améliorer en français et parler de ce qu’ils vivent.

COMMENT ON FAIT POUR DRAGUER ?

« Je trouve qu’il y a beaucoup de racisme, des gens méchants, nous voulons leur dire d’arrêter », explique avec ses mots, le “ grand ” Ibrahima. Scolarisé en 3e, il a commencé à apprendre le français il y a six mois. Sa langue maternelle, le bambara du Mali, ne lui sert guère à communiquer avec les autres jeunes et encore moins avec les filles. NEWS_migrants3

La séduction, c’est d’ailleurs le thème d’une des chansons qu’ils ont écrites avec le slameur et poète Olivier Campos pendant leurs huit heures d’ateliers d’écritures. « Comment on fait pour draguer ? Il faut commencer par dire bonjour… », débutent les apprentis rappeurs appliqués à la prononciation de chaque mot. « Je les ai entendus discuter à ce propos, ils savent dire les choses directement mais ont la délicatesse et la pudeur de ne pas vouloir froisser la jeune femme à qui ils s’adressent », décrit l’artiste de Cergy-Pontoise, “ spécialisé ” dans ces ateliers d’écritures.
Des adolescents de 15 ans et plus qui ont les mêmes préoccupations que les autres, ou presque. « Ils ont beaucoup de choses à dire, des choses parfois très difficiles, mais ils ont deux choix : en parler et évacuer ou bien oublier pour passer à autre chose », ajoute-t-il.

Une semaine avant le premier concert, c’est l’heure des derniers ajustements à Cangey.
Une semaine avant le premier concert, c’est l’heure des derniers ajustements à Cangey.

« Le passé, c’est différent. J’ai appris beaucoup de choses nouvelles ici », répond Ibrahima qui a choisi la deuxième option. Après tout, « le but, c’est que tout le monde s’amuse », insiste Jonas Muel. Y compris les musiciens, Florent, Jean-Baptiste, Nicolas, Léo, Magalie, Romain, Rémi, Arielle et Antoine, qui ont rejoint le projet pour ses volets social et musical. Quand Thierno révèle les paroles de sa déclaration d’amour à « la femme française », les sourires fusent dans l’assemblée.
Plus frêle que ses coéquipiers, ce rappeur déroule un texte plein de poésie et de profondeur, ponctué de « j’te love » et de « babey ». Un jeune homme « plein de talent, mais il ne faut pas trop le lui dire », indique Olivier Campos. Il a découvert le slam lors de la fête de la musique en balançant ses premiers textes et y a pris goût. « J’ai composé pour l’occasion la musique qui accompagne le texte de Thierno sur son “ frérot ” qu’il a perdu pendant la traversée et plus généralement de ceux qui meurent en passant », précise Jonas Muel.

L’autre composition spécialement écrite pour le projet et pour laquelle les neufs musiciens de Jazz à Tours se donnent à fond, c’est la clôture de ces trente minutes de spectacle. Un zouk qui fait taper du pied, sur lequel les slameurs se transforment en danseurs. Libérés. Avec l’envie de continuer à écrire des chansons et de parler encore mieux le français pour faire tomber les barrières.

> Deux restitutions auront lieu en premières parties du groupe Ultra Light Blazer : Mercredi 14 novembre, à 20 h, à Cangey, salle des fêtes. Vendredi 16 novembre à 20 h, en clôture du festival Émergences au Petit Faucheux. Tarifs : 8 € à 16 €.

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Alain Grange, jazzman tout-terrain

Vous l’avez sûrement déjà entendu à la radio ou pendant un film : violoncelliste et compositeur de jazz, Alain Grange crée aussi des musiques d’illustration. Rencontre avec un musicien qui saute de la samba à la musique symphonique.

(Photo Bérengère Galland)
(Photo Bérengère Galland)

Depuis 10 ans, vous avez créé ou joué sur la bande-son de documentaires, de reportages, ou des films comme Duel, Metropolis, Nosferatu… Comment devient-on compositeur de musique d’illustration ?

J’avais 18 ans et avec un copain cinéaste débutant, on est parti avec une caméra tourner un film. La boîte de prod’ pour laquelle il bossait lui a laissé tous les rushs et on a décidé de les monter. Un autre copain a fait un texte et j’ai composé une musique pour 4 violoncelles. C’était ma première musique de film. Je me suis vraiment piqué au jeu et ç’a été une révélation : je voulais faire de la musique d’illustration.
Le film a plu, mon directeur de conservatoire m’a encouragé. Et puis pendant 20 ans, c’est resté de côté. Jusqu’au jour où j’ai rencontré une maison d’édition spécialisée, Kosinus. Je suis entré par la petite porte, comme musicien de studio pour d’autres compositeurs, avant de faire écouter mes compos. Là, ils m’ont dit bingo, on travaille avec toi. Depuis 2007, je compose des disques complets de musiques d’illustration. Ils ont trouvé que mes créations fonctionnaient bien avec les reportages, les documentaires…

Ça se passe comme avec un éditeur de livres ?

Oui, je leur présente quelques morceaux, et si ça leur plaît, j’en compose d’autres pour former un disque. Kosinus produit les disques et les envoie ensuite gratuitement dans 40 pays, à toutes les chaînes de télé, les radios et les boîtes de production. Ils se payent sur les droits d’auteurs s’il y a diffusion.
Mon premier disque était assez grave, le deuxième était plus sombre, le suivant était plus léger et le prochain s’inspire de la musique de cirque. Je ne sais jamais ce que deviennent ces morceaux, sauf s’ils sont utilisés pour un film. Parfois, j’écoute la radio, et tout d’un coup, j’entends un truc, tiens, c’est ma musique. Ça peut être joué en Inde, au Japon, au Brésil… Ils me laissent travailler à mon rythme, j’ai beaucoup de chance.

Vous avez toujours imaginé être musicien ?

Je viens d’un milieu très simple, pas du tout artiste. Il y avait très peu de musique chez nous : les chœurs de l’Armée rouge, le Lac des cygnes, la 5e de Beethoven… bon, on écoutait surtout les choeurs de l’Armée, parce que mon père était communiste. Mais mes parents trouvaient que c’était une bonne idée de nous faire apprendre un instrument. Ma mère m’a demandé d’en choisir un, je n’avais aucune culture musicale, j’ai dit harpe, elle a dit « trop grand ! » puis «contrebasse », c’était encore trop grand, alors j’ai dit : « violoncelle », et elle a dit « d’accord ». Je suis tombé sur un super prof qui m’a bien accroché, puis un autre, plus moderne, qui m’a donné envie de continuer.
A 13 ou 14 ans, j’ai commencé la guitare avec des copains, à jouer du rock psychédélique, à brancher un micro, à faire de l’impro, tout ce que je ne pouvais pas faire en cours de violoncelle. Les mecs ne savaient pas accorder une guitare, c’était moi qui m’y collais, il manquait des cordes à la gratte mais c’était pas grave, on jouait toute la nuit. J’ai ensuite commencé à m’intéresser au jazz, à écouter, relever les solos… Pour moi, musicien, c’était pas un métier, jusqu’au jour où j’ai joué dans la rue, sur la côte d’Azur, avec des copains. On mettait jusqu’à 500 francs de côté par jour et là, j’ai compris qu’on pouvait en vivre. Après le bac, j’ai fait une fac d’économie mais plus ça allait, moins j’allais à la fac et plus je jouais, on m’appelait pour jouer à droite, à gauche. Je n’ai pas vraiment choisi de devenir musicien, ça s’est fait comme ça. J’ai passé un DE de jazz et je l’ai eu assez tranquillement parce que les gens étaient étonnés de voir débouler un violoncelliste. J’ai longtemps séparé les choses : le rock et l’impro avec les potes, c’était le plaisir et le violoncelle, le classique, c’était le travail.
Après avoir obtenu mon prix de violoncelle, j’ai compris qu’il pouvait y avoir du plaisir dans le violoncelle, ce qu’aucun prof ne t’apprend. C’est la grosse lacune en France. On ne te parle jamais de plaisir, on ne te parle jamais du corps non plus, voire, il faut souffrir pour jouer. Tout se travaille très en force. L’école française de violoncelle est très carrée : il faut être perpendiculaire au manche, ce qui est presque impossible, et tant pis si le corps souffre. Les musiciens jouent parfois jusqu’à six heures par jour et je connais beaucoup de musiciens qui se sont bloqué une épaule, froissé le dos froissé, ou subi des tendinites.*

C’est un petit peu comme en danse classique…

Oui, on te parle plus de souffrance que de plaisir. J’ai travaillé là-dessus de mon côté,. En Espagne, Lluis Claret travaille au contraire le violoncelle tout en mouvement, très souple, à l’opposé de l’école française. Avec les élèves, je travaille la respiration, l’ouverture du plexus… Je peux jouer six heure par jour en période de répétition. Parfois, je joue seulement deux heures et parfois pas du tout. Quand j’ai eu mon prix, tout fier, j’ai été voir un grand violoncelliste. Il m’a écouté puis m’a dit : « Oui, c’est bien. Mais juste un truc important, parfois je me lève le matin, le violoncelle est dans un coin, je fais un son pour voir comment il va, je le repose et je vais me promener. Voilà, c’est tout. » C’était énorme. Il m’a appris à déculpabiliser.
Il m’a aussi dit : « N’oublie pas que c’est un bout de bois et c’est toi le patron. » Le violoncelle est tellement impressionnant, on en oublie qu’il faut le dominer et pas se laisser manger par lui. Et si on ne se fait pas plaisir, et bien on ne joue pas, on fait autre chose. Ça nourrit aussi de voir une expo ou un film. Sinon, jouer devient un travail laborieux et ça s’entend. Et c’est très moche !

En France, vous êtes seulement une poignée de violoncellistes de jazz.

Les violoncellistes sont un peu plus nombreux aujourd’hui parce que ça devient à la mode en pop mais de ma génération, les 40-50 ans, on est 5 ou 6. Il n’y a pas vraiment de références de violoncelle en jazz et ça, c’est intéressant pour un musicien, tout reste à faire. Et puis, dans le milieu du jazz, faire de la la musique d’illustration est assez mal vu : c’est un peu vendre son âme. C’est idiot, parce qu’on peut toujours être sincère. J’essaye de faire avant tout de la musique qui me plaît, même si, bien sûr, il faut que ça plaise à l’éditeur et corresponde au cahier des charges qui est assez précis : les morceaux doivent tous faire 2 minutes maximum, autour d’un seul thème….
Le programmateur ou le monteur qui écoute le disque doit savoir au bout de 2 secondes si ça collera à ce qu’il cherche. Mais ces exigences sont aussi des défis et j’adore ça.

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Le jazz a justement une réputation très intello, il fait un peu peur aux néophytes.

Il faut d’abord écouter ce qui vous plaît, être curieux, et se rappeler que le jazz était une musique populaire : dans les années 40, c’était l’équivalent de la variété, mais le mot devient un peu étriqué : il y a du jazz proche du rock, de la musique contemporaine… Dans les années 60, c’était plus défini mais ces styles-là appartiennent maintenant à l’histoire de la musique. Quand on dit jazz aujourd’hui, ça ne veut plus dire grand-chose. C’est d’abord une musique de liberté, l’impro est sa caractéristique essentielle. Tu peux suivre le chemin ou suivre ta route, c’est à toi de décider et aucun musicien ne t’en empêchera. Après, ça marche ou pas, ça sonne ou pas, mais en tant qu’interprète, c’est toi qui décides. Le jazz est vraiment une musique d’instantanéité et selon l’endroit, le moment, la salle, tu vas jouer très différemment. Quand j’étais petit, je voulais être inventeur et finalement, c’est ce que je fais aujourd’hui : le jazz, c’est de l’invention, tout le temps.
Je suis éclectique, j’adore passer de la pop au classique, ce n’est pas antinomique. Et c’est ce qu’on retrouve à Jazz à Tours, qui réunit le jazz et les musiques actuelles. J’y enseigne depuis 5 ans le jazz mais aussi la pop, la samba… et j’ai lancé un orchestre à cordes. Tours a beaucoup de chance d’avoir un département de recherche sur le jazz, l’école Jazz à Tours qui est une pépinière de musiciens et le Petit Faucheux qui propose un jazz très novateur. C’est assez unique en France.

Quand on pense jazz, pourtant, on ne pense jamais orchestre !

C’est vraiment l’orchestre qui m’a fait aimer la musique. A 13 ans, je suis tombé sur un prof complètement fou qui a failli me dégoûter de la musique. Je n’avais plus aucun plaisir à jouer et puis j’ai rencontré jean-Claude Hartmann, l’ancien chef d’orchestre de l’Opéra comique. C’était un vrai chef à l’ancienne, très XIXe, mais avec énormément d’humour. Il avait monté un orchestre de jeunes en banlieue, à Evry, où j’habitais et il m’a raccroché au violoncelle. Il a aussi fait mon éducation musicale : toutes les semaines, on jouait des symphonies. Il donnait des cours de direction et j’y participais comme orchestre cobaye, ma plus grande expérience artistique. Rien qu’à la manière dont le chef d’orchestre te regarde, dont il se tient, s’il sourit ou pas, quand il fait partir l’orchestre, le son n’est pas le même. Et ça, c’est super impressionnant.
C’est différent si le gars est stressé ou pas, Dans l’après-midi, on jouait quatre fois le même mouvement avec quatre chefs élèves et c’était quatre fois complètement différent, simplement à cause de leurs attitudes, leur maintien, leurs mots, l’orchestre ne joue pas pareil : tu as envie ou tu n’as pas envie… C’est quelque chose qu’on ne t’apprend jamais en cours. Hartmann disait toujours aux débutants : « Laisse jouer l’orchestre ». Il y a une espèce d’humilité du chef qui doit être là pour laisser jouer les musiciens, il est juste là pour contrôler, vérifier le tempo, mais le musicien sait jouer, il connaît le tempo. Je l’ai transposé dans mes groupes de jazz : quand tu diriges un groupe, tu dois laisser jouer les gens, tu dois surtout leur donner envie de jouer. Il ne faut pas tenir un orchestre par la force, comme c’est fait parfois, mais donner plein d’amour et l’envie de jouer. Hartmann était un gars incroyable, je pense à lui presque chaque jour. On faisait les choses sérieusement mais avec légèreté et beaucoup d’amour de la musique.

Depuis 25 ans, vous avez joué dans le monde entier et vous avez fait partie de l’Orchestre national de jazz, vous avez accompagné la soprano Julia Migenes. Vous avez aussi joué le Cabaret Léo Ferré à la Comédie française… En novembre, vous avez accompagné la performance du sculpteur H. L. Bergey au Vinci. Vous êtes un touche à tout.

En France, on aime bien les cases, il y a beaucoup de chapelles musicales : tu es musicien de pop, de free jazz, de rock… tu dois être spécialisé dans un truc. Les Etats-Unis sont plus libres avec ça : tu peux jouer du New Orleans le matin, de la pop l’après-midi et du free jazz le soir. En France, non. C’est triste, on se prive de beaucoup de choses.

*A Paris et à Toronto, fort de ce constat, des médecins ont ainsi ouvert des consultations dédiées aux musiciens.

>Disco express à écouter ICI 

>Bio express :

1966 : naissance d’Alain Grange

1994 : création de IXI, quatuor à cordes de musique improvisée avec Guillaume Roy, Régis Huby et François Michaud.

2002 : forme un trio avec le guitariste Eric Daniel et le batteur François Laizeau pour explorer le rock

2007 : album Introspection, premier album édité par Kosinus Arts.

2011 : intègre l’équipe enseignante de Jazz à Tours